P. 232. La France et des archives "intouchables" ???
Une exception française : un vote instaurant la notion d'archives "incommunicables" !!!
Avoir travaillé et sur des archives en Belgique et sur d'autres en France, permet des comparaisons qui ne sont ni caricaturales ni simplificatrices.
L'actualité force à s'interroger sur une évolution de la législation française. Dans un sens tournant le dos au Conseil de l'Europe. Et qui ne manque pas de soulever des questions ainsi que des remises en cause à l'intérieur de l'hexagone.
Vincent Duclert, historien, professeur agrégé à l’Ecole des hautes études en sciences sociales,
mettait en garde dans un article paru dans "Le Monde" du 17 avril 2008 :
- "Dans une Adresse aux parlementaires, l’Association des usagers des Archives nationales a relevé cinq dispositions inquiétantes, susceptibles de paralyser la recherche historique contemporaine et de restreindre "de façon arbitraire le droit d’accès des citoyens aux archives publiques contemporaines" : la création d’une catégorie d’archives incommunicables, au nom de la sécurité nationale ou de la sécurité des personnes, mais qui contredit le principe rendant les archives publiques communicables de plein droit ; l’instauration d’un nouveau délai de non-communicabilité d’archives pendant soixante-quinze ans, ce qui allonge de quinze ans le délai interdisant (sauf dérogation) l’accès à toute une série d’archives sensibles dont certaines sont aujourd’hui librement communicables ; une aggravation des conditions permettant aux chercheurs d’utiliser des documents obtenus par dérogation.
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L’obscurité risque de tomber sur la recherche scientifique, les chercheurs se voyant entraver dans leur accès aux sources politiques (même si certains délais de communicabilité seraient réduits) et menacer si leurs travaux portent "une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger". Cet étouffement serait d’autant plus dramatique que les historiens ont prouvé que la recherche était le moyen essentiel de la sortie par le haut, dans l’honneur et la connaissance, des crises de mémoire. Un tel projet conforte le rejet de l’histoire critique sous la dénonciation par Nicolas Sarkozy de la "repentance". Pour faire cesser cette "mode exécrable" (9 mars 2007), le plus simple est donc de fermer les sources de la critique !
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La question des archives figure désormais au nombre des critères de démocratie, comme l’indépendance de la justice ou la liberté de la presse. Le Conseil de l’Europe ou les institutions fédérales américaines reconnaissent ce principe, qui est aujourd’hui nié par le projet de loi, synonyme de régression nationale : la France n’a-t-elle pas été dans le passé une nation de référence pour les politiques publiques d’archives et l’existence d’une administration scientifique, juridique et technique (laquelle sera supprimée prochainement) ?"
Cet appel commentait objectivement une pétition lancée par l'Association des usagers du service public des Archives nationales (AUSPAN). Avec pour conclusions :
- "Renouant avec la culture du secret – le mot est employé quatorze fois dans le texte – ce projet de loi, va à l’encontre des recommandations du Conseil de l’Europe et des pratiques et législations en vigueur dans les grandes démocraties occidentales.
Les dispositions extrêmement restrictives de ce nouveau texte sont empreintes de méfiance et sont inspirées par une vue largement fictive de ce qu’est la pratique de l’archive. Ce dont les archives françaises ont besoin en France n’est pas d’un retour déguisé au secret d’état, mais sur le modèle des législations étrangères, d’une plus large ouverture. Peut-on raisonnablement penser que la démocratie française en sortirait affaiblie ?"
Malgré quoi, le Parlement vient de procéder à des votes qui aboutissent aux modifications suivantes quant à l'accès et à l'étude des archives en France :
"Libre communicabilité des archives publiques" :
- fin des 30 ans d'attente pour les documents ne comportant pas des "secrets protégés par la loi" ;
- 30 ans réduits à 25 pour les documents relevant des délibérations gouvernementales ;
- 60 ans réduits à 50 pour les documents concernant la politique extérieure, la défense nationale ;
- 100 ans réduits à 75 pour des actes d'Etat civil.
- 50 ans allongés à 100 puis ramenés à... 50 ans pour les documents relatifs à la vie privée.
Avec néanmoins une nouvelle catégorie d'archives, celles devenant "incommunicables" :
- par exemple les documents portant sur les armes de destruction massive
Pour les documents susceptibles de relever de "la sécurité des personnes", l'incommunicabilité a été retenue puis abandonnée pour un délai de 100 ans...
Commentaire du "Monde" (30 avril) :
- "Ces quelques avancées n'ont pas été jugées suffisantes par la gauche, qui critique par ailleurs l'officialisation du recours aux sociétés d'archivage privées.
"Le texte revu par l'Assemblée est un compromis auquel on s'attendait", regrettait Gilles Morin, historien et président de l'Association des usagers du service public des Archives nationales (Auspan), à l'issue de la séance. Sa mission, dans les semaines à venir, consistera à s'attaquer au "principe d'archive incommunicable".
"C'est du jamais-vu. Quid des recherches sur les personnes contaminées par les essais nucléaires de Mururoa, par exemple ?"
Le projet de loi sera à nouveau examiné par le Sénat, le 15 mai.
5 colonnes dans "Le Canard..." (4566) sous le titre : "Des archives archicontrôlées" :
- "Dernier sujet d'émoi en marge de cette loi : dans le cadre de la fameuse réforme générale des politiques publiques (RGPP), le gouvernement envisage de supprimer la Direction des archives de France pour la fondre dans la Direction du patrimoine. Au risque de mettre en péril la définition d'une politique scientifique nationale et la mise en réseau des différents types d'archives (locales, départementales, nationales)...
"Les archives ne font pas l'Histoire, mais les papiers sont des juges de paix, ils permettent de trancher", plaide Jean-Pierre Azéma. Et, ainsi, de couper court aux rumeurs, théories du complot et fantasmes alimentés si le secret est trop longtemps maintenu. "Il faut que chacun puisse établir sa vérité sur la base de documents", l'approuve le député Calvet.
Il ne reste plus aux parlementaires qu'à faire confiance aux historiens !"