P. 215. Survivre à une imposture ?
Plus qu'un pavé dans la mare littéraire et cinématographique :
y a-t-il faux et usage de faux à propos de
"Survivre avec les loups" ?
Le livre avait été publié en traduction française chez Robert Laffont en 1999. Sa dernière réédition remonte à janvier de cette année chez Pocket. Son titre : "Survivre avec les loups". Sous la signature de Misha Defonseca, "avec la collaboration de Vera Lee et Marie-Thérèse Curry pour la nouvelle édition."
Voici deux présentation successives de ce livre :
- "Dans cet ouvrage autobiographique, l'auteur raconte son enfance pendant la Seconde Guerre Mondiale. Petite fille juive, elle est recueillie par une famille belge après que ses parents aient été arrêtés par la Gestapo. Mais ceux qui la cachent étant sur le point de la livrer aux nazis, la petite Misha décide de fuir. Recueillie par des loups, dans une Europe à feu et à sang, Misha découvre la violence des hommes et l'humanité des bêtes. Au terme de son périple, elle retrouve le monde de ses semblables. Parvenir à y vivre sera une nouvelle épreuve."
- "Biographie de Misha Defonseca Née de père juif allemand et de mère juive russe en Belgique, à Bruxelles, Misha Defonseca est aujourd'hui mariée et mère de famille. Elle aime les animaux et vit, entourée de chiens et de chats, à Boston. Dans son livre "Survivre avec les loups", elle raconte comment, alors qu'elle n'était qu'une petite fille, elle a traversé l'Europe pour retrouver ses parents déportés. Elle explique que, livrée à elle-même, elle a survécu en partie grâce à une meute de loups qui l'a adoptée."
Pas d'équivoque. "Survivre..." ne serait pas une fiction mais très exactement un "ouvrage autobiographique", une "biographie"...
Véra Belmont a ensuite porté à l'écran l'histoire personnelle de Misha Defonseca. Avec des critiques favorables.
Le Soir, Didier Sters et Fabienne Bradfer :
- "Non, le film familial de Véra Belmont qui, par certains aspects tend vers le conte de Noël, n'arrache pas vraiment des larmes de crocodile même si le périple raconté est incroyable, extraordinaire et horrible. Peut-être est-ce dû au fait qu'en adaptant le récit autobiographique de Misha Defonseca qui, enfant juive, parcourut seule une partie de l'Europe de l'Est depuis Bruxelles à la recherche de ses parents déportés, la réalisatrice a un peu trop distendu son récit et se complaît en longueur à filmer l'enfant et les loups dans des paysages sauvages. C'est beau, impressionnant, fascinant mais à force, on s'ennuie un peu et on y perd les bruits et fureurs des hommes en guerre alors que Misha traverse une Europe en pleine deuxième Guerre mondiale." (21 novembre 2007)
La Dernière Heure, Dominique Deprêtre :
- "Adapté du célèbre roman autobiographique de Misha Defonseca, Survivre avec les loups est comme un conte de fées au milieu de l'horreur. Basée sur des faits authentiques, l'histoire paraît complètement invraisemblable tant elle tient du miracle. Miracle ou... pacte des loups ? Le film oscille entre cette vision bien sûr trop merveilleuse d'une bambine débrouillarde et finaude comme un renard et cette horreur quotidienne et historique distillée par tableaux avec habileté. Les hurlements des canidés sauvages qui succèdent aux cris de corbeau symbolisent paradoxalement la lutte pour la survie individuelle face au cataclysme de la collectivité."
Le Monde, Jean-Luc Douin :
- "L'histoire est authentique. Elle a été racontée par Misha Defonseca, dans un livre traduit en dix-sept langues. Juive, d'origine belge, la petite Misha, 8 ans, est hébergée en 1942 dans une famille de Bruxelles après la disparition de ses parents dans une rafle. Elle assiste à l'arrestation du couple de fermiers chez lesquels elle se sent en sécurité et s'enfuit à travers la campagne. Elle erre ainsi à pied durant trois ans, traversant l'Allemagne, puis la Pologne, pour être recueillie en Ukraine en 1945. Elle se réfugie dans les bois, les forêts, vole de temps à autre un peu de nourriture et des vêtements dans des maisons isolées, se nourrit de vers de terre et de chairs sanguinolentes en compagnie d'une meute de loups. Endure le froid, la neige, la faim, la menace des soldats allemands qui traquent des mômes échappés du ghetto de Varsovie...
Sur ce défi-là - comment raconter l'holocauste aux enfants -, cette épopée (par instants nimbée d'expressionnisme) trouve ses accents les plus poignants." (15 janvier 2008)
Reviennent comme pour le livre, les mêmes affirmations : "autobiographique", "faits authentiques", "histoire authentique"... Avec deux jugements de valeur : voilà un film "familial" car il trouve des "accents poignants" pour parler de la persécution des juifs.
Affiche du film de Véra Belmont, avec Mathilde Goffart, Yael Abecassis, Guy Bedos et Michèle Bernier. (DR)
Ce 20 février encore, Le Soir met en ligne sur son site une interview de celle qui affirme avoir survécu avec les loups. Elle s'y montre porteuse de message...
Misha Defonseca :
- "Le message de ce film est avant tout un message de courage, de ténacité. Je trouve qu'en général, les gens s'arrêtent trop vite sans savoir ce dont ils sont réellement capables. Je tiens aussi à insister sur le regard que porte mon livre sur la guerre, et qui apparaît moins dans le film. Il est essentiel de rejeter les extrémismes." (Signature : stagiaire, Le Soir, 20 février 2008)
Mais ce même 20 février, Regards, Revue du Centre communautaire laïc juif de Belgique, titre :
- "RÉVÉLATION « Survivre avec les loups » : Une des plus grosses escroqueries de cette dernière décennie ?"
L'article se termine par ces lignes de Geraldine Kamps :
- "Alors que nous écrivons ces lignes, son éditrice américaine, suite à une longue querelle judiciaire et financière finalement perdue, diffuse sur internet l'extrait d'un registre de l'année scolaire 1943-1944, attestant qu'à l'époque où l'héroïne (de son vrai nom Monique Dewael !) se disait dans les forêts de Pologne, adoptée par une meute de dix loups, elle était en réalité scolarisée à Schaerbeek !
Un document accablant, accompagné de l'extrait d'acte de baptême catholique de « Misha », née en 1937 à Etterbeek, et aucunement juive, ni de père, ni de mère.
Reste à espérer que son récit ne rentre définitivement dans la mémoire collective. Et que la réflexion sur l'enseignement de la Shoah se poursuive car ce genre d'affabulation ne sert qu'une seule cause : celle des négationnistes."
Pour mettre en cause l'authenticité du récit signé par Mme Defonseca-Dewael... Geraldine Kamps évoque deux références. Celles de Serge Aroles et de Maxime Steinberg.
En janvier, Serge Aroles avait tenté une première fois de mettre en garde à propos et du livre et du film. Sans grand succès. D'où un second argumentaire mis en ligne sur internet le 8 février :
- "L'exubérante fiction de Misha Defonseca reprend tous les habituels clichés surréalistes, que la science et les archives ont détruit sans recours chaque fois que j'ai enquêté sur un cas d'enfant-loup : - cette fillette partage la vie d'une meute (6 adultes, 4 louveteaux), car elle se fait des compagnons lupins en modulant le hurlement du loup ; - ses dents (de 9 ans), oui, ses dents, non ses mains, déchirent la peau d'un lièvre et croquent les os du gibier (essayez donc, fût-ce même avec des dents d'adultes) ; - sa langue lape l'eau avec efficience (là encore, essayez donc) ; - elle apaise les loups mâles menaçants en se jetant "aussitôt sur le dos" et en geignant " comme les louveteaux " ; - ses blessures guérissent par la vertu de la salive (à la vérité : surinfectée !) de toute la meute venue lécher ses meurtrissures, etc., etc., etc." (10 janvier 2008)
- "Depuis le jugement prononcé à l'encontre de l'éditeur américain, condamné à payer plus de 20 millions de dollars à Mme Defonseca, nous savons que "Survivre avec les loups" fut coécrit avec une Américaine, amie et voisine de l'éditrice, qui s'était laissée persuader par celle-ci qu'un tel thème " serait un best seller "... Les deux auteurs ne savaient pas même que les plus hautes montagnes d'Europe séparent l'Italie de la France : ayant accosté en bateau en Italie, dans un lieu inconnu, la petite fille, aidée de sa boussole, marche, marche... jusqu'à ce que, très soudainement : " je me retrouve en France, sans l'avoir réalisé avant d'entendre parler français ". Elle n'a vu aucune montagne." (8 février 2008)
Les lecteurs comprendront que nous laissions à ce spécialiste des histoires d'enfants et de loups, la responsabilité de ses affirmations.
Autrement déterminante est la "question de déontologie et d'éthique" posée par Maxime Steinberg. Cet historien de la persécution des juifs en Belgique le constate. Mme Defonseca-Dewael est un "faux témoin" !!!
Pour résumer son argumentaire, Maxime Steinberg vient d'adresser les lignes suivantes à la représentante de Misha Defonseca en Europe :
- "Vous me demandez de prendre position sur une question d'authenticité. Je vous répondrai, en m'en tenant aux faits actuellement connus et documentés. Sur cette base, je constate que Monique Dewael, alias Misha Defonseca, n'était pas la fillette juive qu'elle a prétendu avoir été pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle ne figure pas au registre des Juifs établi en décembre 1940 à Schaerbeek. Ni elle-même, ni ses parents n'ont fait l'objet de persécutions antisémites en Belgique occupée.
De ce point de vue, le "témoignage" de Misha Defonseca pose une question de déontologie et d'éthique au-delà de toute polémique. Le livre Survivre avec les loups est une captation de mémoire au sens où l'auteure témoigne d'une histoire qui n'est pas la sienne.
C'est, au sens propre du terme, un faux témoin qui de surcroît donne un faux témoignage car les déportations de Juifs de Belgique débutent le 4 août 1942 et seulement à destination d'Auschwitz en Haute-Silésie, et non pas en Ukraine, ce qu'on sait en Belgique dès 1943. S'agissant d'enfants juifs, il faut noter qu'un déporté racial sur six est un enfant de moins de 15 ans. La plus jeune enfant juive déportée, Suzanne Kaminski, est un bébé de 40 jours.
Survivre avec les loups fait débuter ces déportations près d'un an avant qu'elles ne commencent pour décrire la traversée de l'Europe nazie qu'aurait entreprise, seule, une petite fille juive de 4 ans. Ce récit littéraire ne tient pas la route de l'histoire.
Pour le reste, je ne suis pas un spécialiste des légendes sur le commerce des loups avec des enfants, mais les arguments avancés par Serge Aroles me confirment le caractère entièrement fallacieux d'une entreprise de manipulation littéraire exploitant tous les fantasmes de la mémoire et de la crédulité."
(Lettre du 20 février 2008, publication avec l'aimable autorisation de Maxime Steinberg, membre d'honneur de l'Association pour la Mémoire du Judenlager des Mazures).