P. 227. Degrelle décortiqué par Littell
La lecture des "Bienveillantes" avait laissé peu de lecteurs intacts. Voici que Jonathan Littell quitte la fiction pour une analyse du fasciste wallon "par excellence", Léon Degrelle.
Carte de propagande vendue au profit de la Légion Wallonie... Le "beau Léon" dans ses atours...
Jonathan Littell :
- "Ce n'est pas en fait de la politique de Degrelle qu'il sera question ici, mais de son langage. «(...) disons avec des mots vrais ce que fut leur épopée, comment ils ont combattu, comment leurs corps ont souffert, comment leurs cœurs se sont donnés», écrit-il. Bien; regardons ce que nous disent au juste ces mots vrais. Dans le texte."
Guy Duplat - La Libre.be :
- "Le sec et l'humide" se base sur le texte de Léon Degrelle, "La campagne de Russie" rédigé en Espagne pendant son exil chez Franco et où il réécrit l'histoire en se mettant en valeur et y réitère sa fidélité à Hitler.
La rencontre entre Littell, 40 ans, et Degrelle vient de la préparation des "Bienveillantes" (avec ce livre, on entre dans l'atelier des "Bienveillantes") . Dans son immense travail documentaire, il avait rencontré la figure de l'ex-chef de Rex, et dans le roman, Degrelle apparaît plusieurs fois. Par certains côtés, Max Aue lui ressemble. Sans doute, le fait que Jonathan Littell soit marié à une Belge (de Namur), et même s'il vit à Barcelone, a aussi guidé son intérêt pour le nazi belge.
Mais à la base du livre, il y a toujours cette recherche et cette réflexion de Littell sur la pensée des bourreaux. Il a en tant vu du Rwanda au Congo, de Bosnie à la Tchétchénie qu'il a voulu dans "Les Bienveillantes" analyser l'horreur absolue du point de vue d'un bourreau "ordinaire".
Ce livre n'est donc pas une nouvelle étude biographique sur Degrelle. L'auteur s'est emparé de "La campagne de Russie" pour, comme l'écrit Jérôme Garcin dans "Le Nouvel Observateur", "ligne à ligne, métaphore après métaphore, faire dégorger" ce livre . C'est une analyse sémantique très serrée du discours d'un nazi." (4 avril 2008)
Jérôme Garcin - BibliObs :
- "C'est donc en rassemblant, pour «les Bienveillantes», son énorme documentation, que Jonathan Littell a découvert Léon Degrelle, apôtre du Nouvel Ordre européen, parangon de la collaboration, archétype de l'intégration au modèle nazi, icône de la propagande allemande, symbole d'une éclatante ascension dans l'armée du Reich, sorte d'aryen belge que rien, ni la mort de Hitler, ni la victoire des Alliés, ni la découverte de l'Holocauste, n'ébranlera dans ses convictions en béton. Car ce directeur d'une entreprise de BTP, longtemps protégé de Franco, est mort tranquillement, à l'âge de 88 ans, dans cette Espagne où vit désormais Littell, sans être inquiété et sans avoir jamais été effleuré par la moindre idée de repentance. Au contraire, il a continué à se faire photographier en tenue de colonel SS, dans son jardin de Málaga. Et il a publié un récit, «la Campagne de Russie», où, réécrivant l'Histoire, il relate ses vaniteux exploits sur le front de l'Est. Il y réaffirme sa fidélité aveugle au Führer, cet «homme d'une impressionnante majesté», aux «yeux vifs et bons», au «dos droit comme un pin des Alpes» qui le décora deux fois, en 1944, et lui confia: «Si j'avais un fils, je voudrais qu'il fût comme vous.» (3 avril).
Claire Devarrieux - Libération :
- "...l’auteur des Bienveillantes (séisme littéraire de la rentrée 2006, Goncourt et best-seller), se concentre sur «le langage» de Léon Degrelle, tel qu’il opère dans la Campagne de Russie, publié en 1949, «une opération de justification et d’édification de légende».Littell n’a pas travaillé sur «l’ensemble du corpus degrellien» : «cela, je l’avoue, je n’en ai pas le courage.»
Hâbleur, menteur, avec des accents emphatiques stupides, Léon Degrelle n’a rien pour lui : grâce à Jonathan Littell, le lecteur a sous les yeux assez d’échantillons de sa prose. Est-il le modèle de Max Aue, le héros des Bienveillantes ? Non, parce qu’il n’en a pas la culture ni la lucidité. Il n’est pas non plus homosexuel." (10 avril)
Jean-Claude Vantroyen - Le Soir :
- "Pour pratiquer cette autopsie sémantique du livre de Degrelle, Littell s'appuie sur les travaux psychanalytiques de Klaus Theweleit dans son livre Männerphantasien (1977- 1978). En étudiant un corpus de 200 romans, mémoires et journaux rédigés par des vétérans des Freikorps allemands de 1918-1923, Theweleit analyse la structure mentale de la personnalité fasciste en faisant appel à la psychanalyse.
Pour Theweleit, et nous reprenons les mots de Littell, « le modèle freudien du Ça, du Moi et du Surmoi, et donc de l'Œdipe, ne peut pas lui être appliqué, car le fasciste, en fait, n'a jamais achevé sa séparation d'avec la mère, et ne s'est jamais constitué un Moi au sens freudien du terme. Le fasciste est le "pas-encore-complètement-né". Or ce n'est pas un psychopathe ; il a effectué une séparation partielle, il est socialisé, il parle, il écrit, il agit dans le monde, de manière hélas souvent efficace, il prend même parfois le pouvoir. Pour y parvenir, il s'est construit ou fait construire – par le truchement de la discipline, du dressage, d'exercices physiques – un Moi extériorisé qui prend la forme d'une "carapace", d'une "armure musculaire". Celle-ci maintient à l'intérieur, là où le fasciste n'a pas accès, toutes ses pulsions, ses fonctions désirantes absolument informes car incapables d'objectivation. Mais ce Moi-carapace n'est jamais tout à fait hermétique, il est même fragile ; il ne tient réellement que grâce à des soutiens extérieurs : l'école, l'armée, voire la prison. En période de crise, il se morcelle, et le fasciste risque alors d'être débordé par ses productions désirantes incontrôlables, la "dissolution des limites personnelles". Pour survivre, il extériorise ce qui le menace de l'intérieur, et tous les dangers prennent alors pour lui deux formes, intimement liées entre elles : celle du féminin et celle du liquide, de "tout ce qui coule". Comme le fasciste ne peut pas entièrement anéantir la femme (il en a besoin pour se reproduire), il la scinde en deux figures : l'Infirmière (ou la Châtelaine) blanche, vierge bien sûr, qui généralement meurt ou en tout cas se pétrifie, à moins que le fasciste ne l'épouse, auquel cas elle disparaît purement et simplement du texte ; et l'Infirmière (ou la Prostituée) rouge, que le fasciste, afin de maintenir son Moi, tue, de préférence en l'écrasant à coups de crosse et la transformant en bouillie sanglante. Quant à la menace du liquide, le fasciste peut soit la projeter sur le bolchévisme, auquel cas elle revient sous la forme de la Marée rouge, contre laquelle il érige la digue de ses armes et de son corps (dur), soit la dompter, en faisant par exemple couler la foule dans le canal rigide de la parade national-socialiste. » (8 avril)